LES FILLES DU ROY

(A la mémoire d'Anne-Marie Von Seck)


 
 

Combien de fois avons-nous entendu dire: "Les filles du roy étaient toutes des filles de joie?" Ben voyons! Il ne faut tout de même pas généraliser. Il y a bien eu quelques cas particuliers, certes, mais mettons donc les pendules à l'heure une fois pour toutes.
 

Tout d'abord, savez-vous que certaines de ces filles proviennent de familles nobles? On en dénombre 38, dont 4 à Ville-Marie parmi lesquelles ma huitième arrière-grand-mère, Anne-Marie Von Seck, ou Van Zeigt, nom qui fut francisé en Phansèque sur son acte de mariage du 7 novembre 1673. Il est difficile d'imaginer que cette "noblesse" aurait été enchantée de faire la traversée vers la Nouvelle-France en compagnie de filles à la réputation douteuse. Qu'en pensez-vous?
 

Qu'est-ce qui pouvait bien motiver la jeune demoiselle à vouloir devenir l'une des pionnières de ce nouveau pays, sur ce continent lointain et méconnu? Il faut savoir qu'en Europe, au XVIIième siècle les parents choisissent le futur mari de leur fille. Il est donc intéressant de s'engager à l'invitation du roy lorsqu'elle sait qu'elle pourra choisir, elle-même, son époux. Liberté d'ailleurs confirmée dans cet édit du roy du 28 novembre 1663. Il est interdit " …à toute personne d'empêcher les filles venues de France aux frais du roy de se marier quand bon leur semblera".
 

Une autre raison de fuir le vieux pays? Cet extrait de "Marguerite Pasquier, fille du roy, chronique de la Neufve-France", écrit par Renée Blanchet et publié chez Les Éditions Varia, illustre bien ce que c'est que de vivre, à cette époque, dans une grande ville d'Europe: "Les premières impressions qui frappèrent Marguerite en arrivant à Paris, furent la puanteur et la promiscuité; elle n'avait jamais vu autant de mendiants rassemblés". Imaginez le contraste lorsqu'on décrivait la nouvelle colonie, de l'autre côté de la mer, comme un pays immense, jeune et beau, peu peuplé et plein de richesses, où les forêts et les rivières abondent. La fille du roy n'hésitait pas à s'embarquer pour cette destination pleine de promesses avec, dans ses bagages, vêtements et argent gracieuseté de Sa Majesté Louis XIV?
 

On n'imposait donc pas aux filles du roy à s'engager avec le premier venu. Mais le but du souverain français était de peupler la nouvelle colonie. Alors à défaut d'imposer un mariage rapide aux filles, on a tout simplement utilisé un autre moyen afin de créer les unions. Il était obligatoire au début de la colonie, en Nouvelle-France, de posséder un permis pour la pêche et la chasse. Dans cette contrée sauvage, où l'agriculture n'existait pas encore ou à peine, ces activités essentielles étaient une question de survie. Les autorités en place, responsables de la colonisation, décidèrent tout simplement de forcer les hommes célibataires, dont plusieurs étaient des vétérans du régiment De Carignan, à prendre épouse. Ils devaient contracter mariage dans un délai de deux semaines après l'arrivée d'un nouveau contingent de filles du roy. A défaut de quoi ils perdaient leur permis. Le vaillant colon, qui voulait se marier dans le délai prescrit, s'empressait donc d'ériger une cabane de bois rond et de défricher sa terre afin d'impressionner la belle qui arrivait, et tenter de conserver son gagne-pain.
 

Voyons maintenant quatre cas de filles du roy, dont l'histoire a retenu les écarts de conduite. Deux d'entre elles sont mes ancêtres. J'ai effectué des recherches, en particulier, sur l'une d'elle. Malheureusement, pour ces marginales, ce sont souvent les circonstances de la vie qui a fait qu'elles aient été pointées du doigt.
 

Plusieurs filles du roy, il est vrai, provenaient de milieux défavorisés des grandes villes. Certaines étaient seules, abandonnées, et d'autres avaient commis des délits mineurs. Elles étaient envoyées à La Salpêtrière, un bâtiment qui abrite aujourd'hui l'hôpital parisien, du XIIIième arrondissement, réputé en neurologie.
 

L'une d'elle, Marguerite Pasquier, elle aussi ma huitième arrière-grand-mère, y fut envoyée en juin 1660, à l'âge de 15 ans. Elle fuyait une belle-mère âgée qui ne l'aimait pas, envieuse de sa jeunesse et de sa beauté. Marguerite avait appris de sa mère, Vincente Beaumont, l'art de la dentelle. Elle n'avait que 13 ans lorsque celle-ci décéda en couches en novembre 1658. La seconde épouse de son père, Renée Guillocheau, interdisait à sa belle-fille de s'adonner à son art, qu'elle aimait tant, en lui imposant plutôt de faire les mêmes travaux que les garçons.
 

Partie de St-Paul de Poitiers, Marguerite a voyagé avec une troupe de comédiens qui se dirigeaient vers Paris. Au cours du voyage, comme elle était sans le sou, ces derniers ont eu la gentillesse de lui donner du pain et de l'eau. En arrivant dans la grande ville la faim la tenaillait. Devant l'étal d'un marchand, elle contemplait un morceau de fromage qu'elle ne pouvait se payer. Ce dernier le lui offrit. Mais au moment où elle le porta à sa bouche, il cria: "Une voleuse! Une voleuse!…". Et on connaît la suite. Il est facile d'imaginer qu'en voyant cette jolie jeune fille, seule, il lui demanda, en retour, des faveurs qu'elle refusa tout en prenant ce morceau de fromage. De là, la vengeance du marchand. Mais, heureusement, sans ce séjour à La Salpêtrière, elle ne serait pas venue en Nouvelle-France, en septembre 1670, et vous ne seriez pas entrain de lire cette chronique.
 

Marguerite Pasquier, qui a fondé deux familles, est la fille de l'ancêtre des Paquet(te). Louis, un descendant, s'est marié à Saint-François de Sales.
 
 

Ma huitième arrière-grand-mère, Anne-Marie Von Seck, ou Van Zeigt, dont le nom a aussi été francisé en Vanzaigue, Fannexeke, Phanzègue… est native de Hambourg, en Allemagne. Issue d'une famille noble, son père, Christian Von Seck, était capitaine de cavalerie dans les troupes impériales. Fille du roy, elle est arrivée à l'âge de 16 ans, en Nouvelle-France, en 1673. Sa protectrice était la bienheureuse Marguerite Bourgeoys et Anne-Marie demeura à la métairie de la Pointe St-Charles. Au plaisir de découvrir cette ancêtre, succéda une déception et le désir d'en savoir plus.
 

En consultant la base de données du site Adhémar, du Groupe de recherches sur Montréal, du Centre canadien d'architecture (http://cca.qc.ca/adhemar/), j'apprends que mon ancêtre Anne-Marie a été une prostituée à compter du 9 avril 1692. Pas trop réjouissant d'apprendre cela, ne doutant pas une seconde de la véracité de ces informations chronologiques précises.
 

Mais où avait-on pris ces renseignements? Faute d'espace, je m'en tiens à l'essentiel de mon travail de recherches.
 

Je suis entré en contact avec Monsieur Léon Robichaud, l'un des responsables du groupe de recherches sur Montréal et webmaître du site internet Adhémar, dont les études consistaient à établir, à partir du XVIIième siècle, ce que j'appellerai, un index aux immeubles de nos ancêtres. Il m'a alors appris la source de ces informations; les archives judiciaires et notariales de Montréal. Il ajouta que l'on parlait d'Anne-Marie dans le livre de Robert-Lionel Séguin, "La vie libertine en Nouvelle-France au dix-septième siècle", dont je me suis empressé d'acheter une copie.
 

Finalement, grâce à son aimable collaboration, j'ai eu le plaisir de pouvoir consulter le dossier complet sur mon ancêtre Anne-Marie Von Seck, au Centre canadien d'architecture, à Montréal. J'ai fait une soixantaine de photocopies de documents intéressants, parmi lesquels une copie de l'acte de son second mariage le 15 mars 1682. Cela m'a permis de comprendre, je croîs, ce qui s'est probablement passé dans sa vie.
 

D'ailleurs, voici un extrait du courriel que Monsieur Robichaud m'a envoyé le 3 octobre 1999: "Anne-Marie Vanzègue n'aura certainement pas eu la vie facile. Selon les sources judiciaires et notariales que nous avons consulté, elle n'aurait pas été prostituée avant le décès d'Hubert Leroux, son premier mari. Il est à noter que son second mariage n'a pas été très heureux. Elle a obtenu une séparation de corps et de biens de Gabriel Cardinal (homme ivrogne et très violent - selon les documents judiciaires de l'époque), ce qui est alors une procédure peu courante (en 1693)...".
 

Fait à noter, son contrat de mariage avec Hubert, un marchand de fourrure et de pelleteries, fut signé en la maison des filles de la Congrégation de Notre-Dame où Anne-Marie était pensionnaire. On fait mention, dans celui-ci, de la présence de plusieurs personnes importantes de Ville-Marie, témoins au mariage.
 

Anne-Marie Von Seck était propriétaire, légataire de son premier mari, d'une maison en planches de bois, sur le lot 214, face et en biais de la Place D'Armes, qu'elle conserva après sa séparation en 1693. Je possède la copie d'un document notarié, daté de 1719, dans lequel Jean Cardinal, le fils unique du second mariage d'Anne-Marie, prétend être orphelin de père et de mère, dans le dessein de s'approprier les biens de cette dernière à titre d'unique héritier. Son père était décédé, mais sa mère était toujours vivante! Que penser de tout cela?
 

En colligeant ces documents, en étudiant ces parcelles d'éléments de la vie d'Anne-Marie, 278 ans plus tard, on comprend sa détresse.
 

Anne-Marie Von Seck est décédée le 4 décembre 1722 et fut inhumée dans le cimetière Saint-François de Sales de l'île Jésus. Inconnue, le prêtre Julien inscrivit dans l'acte de décès qu'on la connaissait, dans les "costes" sous le nom de la "bonne femme Cardinal". On croyait alors que la première allemande, probablement,  en Nouvelle-France était d'origine irlandaise.
 

Les deux autres cas connus de libertinage sont ceux d'Anne Lamarque dite la Folleville, une cabaretière qui tenait un "berlan" (une auberge, maison de jeux), à Ville-Marie. Elle a eu des démêlées avec la "maréchaussée" (police de l'époque) car cette pharmacopée vendait des philtres d'amour (des liqueurs aphrodisiaques). Françoise Nadreau dite St-Martin, quant à elle, était aubergiste à La Chine. Il lui sera interdit de tenir cabaret en raison "des désordres Et Exès qui sy sont Commis... Y souffrant des Ivrogneries Nottoires Et scandaleuses" (sic). ...
 

Alors, si nous considérons ces quatre cas connus (quoiqu'il puisse y en avoir quelques autres) sur un total de 900 filles du roy venues en Nouvelle-France, je croîs que nous sommes loin de la vérité en généralisant au sujet de leurs mœurs. .
 

Je termine en vous citant un dernier fait historique. Il illustre bien le souci qu'avaient les autorités de la moralité des ces demoiselles. Et la qualité des commanditaires qui avaient à cœur le peuplement de la Nouvelle-France et l'évangélisation de cette colonie.
 

Les archives démontrent qu'une des filles du roy, Françoise Goubilleau, encore ma huitième arrière-grand-mère, aurait été la surveillante, la matrone d'un contingent de la recrue de 1670. Veuve du bourgeois Augustin Maguet, de Paris, elle arrive à Ville-Marie à 33 ans avec son fils Pierre, âgé de 7 ans. Outre son âge, le fait qui nous fait penser qu'elle aurait été en charge des filles du roy, c'est qu'elle a été le témoin de 8 des 11 mariages de ces dernières à l'église Notre-Dame de Montréal. Un autre élément pour appuyer cette thèse se trouve dans l'acte notarié du mariage de Marguerite Françoise Moreau. Françoise Goubilleau y est mentionnée comme étant "la mère de ladite épouse l'ayant passée de France" (sic).
 

Pour son voyage, et peut-être ses services, mon ancêtre a reçu une rente de deux cent livres tournois du baron Pierre Chevrier, seigneur De Fancamp, prêtre de Paris et ami de La Dauversière. Doute-t'on encore de la réputation de ces valeureuses pionnières?
 

Le 17 octobre 1647 Françoise épouse Paul Dazé. Leur fils unique, Paul-Charles, mon septième arrière-grand-père, vint s'établir en 1707 à Saint-François de Sales. Il était premier capitaine de milice de cette paroisse. Plusieurs de ses descendants ont aussi été officiers dans la milice, dont au cours de la guerre de 1812, dans le bataillon 106A de la division de l'Isle Jésus. Une famille souche importante impliquée dans l'ordre et la défense de notre seigneurie.
 

Ayons donc une bonne pensée pour nos vaillantes et courageuses ancêtres, filles du roy, ainsi qu'à leurs compagnes, décédées au cours de la traversée, qui n'ont pas eu la chance de fouler le sol de leur nouvelle patrie.
 

Et pourquoi ne pas aller visiter l'endroit où elles furent accueillies, à Ville-Marie, à la métairie de Marguerite Bourgeoys? La Maison St-Gabriel, 2146, place Dublin, Pointe-St-Charles, Montréal, H3K 2A2. Les visites guidées sont aux heures. Rens.: 514-935-8136. Courriel: msgrcip@globetrotter.qc.ca - Leur site internet: http://www.maisonsaint-gabriel.qc.ca
 

Mario Scott